Christophe Barge – Associé Fondateur d’IDP Partners
Fabrice Blanc – Head of Group Strategic Alliances d’OAKland Group
L’un des phénomènes les plus structurants de la révolution digitale que nous vivons tient à l’évolution du coût du stockage et de l’administration de la donnée. Alors qu’en 4 000 ans, du scribe égyptien aux moines copistes des monastères du Moyen-Âge, le coût de stockage de l’information (en fait, le temps nécessaire à la stocker sur un support physique) n’avait quasiment pas évolué. En 14 ans de 1996 à 2010, au cœur de la révolution numérique, le coût d’administration de la donnée a chuté d’un facteur 70 000…
Durant des siècles, l’enjeu principal autour de la data fut celui de la transmission. Le coût du support d’une part, et la faible éducation des populations de l’autre, empêchèrent longtemps une réelle démocratisation de la transmission de l’information. Mais l’évolution des sociétés vers des organisations politiques plus ouvertes, avec une société civile plus présente vont considérablement augmenter les besoins de données et leur utilisation.
La récolte des données, l’apanage des élites ?
Longtemps, le support écrit fut réservé à une petite élite chargée de récolter la donnée et d’assurer sa transmission, l’enjeu essentiel de la récolte et du traitement étant de répondre aux questions financières et militaires. Dans l’Egypte ancienne seule une petite caste de scribe possédait l’éducation nécessaire à ces opérations. Dans une civilisation fondée sur la tradition, dirigée par un pouvoir théocratique avec une société civile sans représentation et pouvoir, où l’éducation des masses n’étaient en rien une priorité, l’analyse des données dont on semblait avoir besoin ne dépassait que peu le calcul des impôts et la prévision des crues du Nil.
Vers une démocratisation grâce à l’évolution des modèles politiques
Cette réalité va profondément évoluer avec la Grèce Antique et Rome. Dans les deux cas, un système politique avec une plus grande participation de la société civile, moins axé sur la tradition et la répétition éternelles d’un ordre établi, entrainèrent un besoin supérieur dans la récolte de données, mais surtout dans leur transmission. Dans un régime démocratique, la capacité de participation des citoyens aux affaires de la cité (toute limitée soit elle) nécessite un niveau d’éducation supérieure et donc des supports de transmission de données et de connaissance. La vivacité de la vie intellectuelle dans l’Athènes du Siècle d’Or va bouleverser le rapport à la donnée. Celle-ci va commencer à être recensée, récoltée et stockée de manière brute à travers les premières observations scientifiques. Cette donnée va ensuite être mise à disposition d’un plus large public d’étudiants et va venir enrichir celle transmise par la tradition orale.
La prise de conscience de l’importance de la qualité des données
Le développement de Rome, depuis la République primitive à l’apogée de l’Empire, peut, elle aussi se lire sous l’angle de l’importance accordée aux données et à leur exploitation. L’administration de l’Empire et son expansion vont nécessiter une organisation sans faille fondée sur des données fiables. Celles-ci vont être récoltées par les représentants de Rome dans les provinces, puis centralisées par l’administration à travers des processus précis et normalisés pour tout l’Empire. L’avantage du traitement de la donnée va vite se révéler concernant l’organisation militaire romaine. L’analyse des meilleures tactiques militaires, puis leurs enseignements dans ce qui fut probablement les premières académies de l’histoire permirent notamment aux armées romaines de conserver leur supériorité pendant des siècles.
Le stockage des données : un enjeu stratégique & politique
Le pouvoir politique ayant compris l’enjeu stratégique du stockage de la donnée, celui-ci va connaître un « premier âge d’or » à travers l’apparition des bibliothèques. Elles vont peu à peu devenir un enjeu de prestige et de pouvoir. Ainsi au tournant du millénaire, à l’apogée de l’empire Musulman (alors le plus puissant et le plus brillant du monde occidental), dans le califat Omeyades de Cordoue, la bibliothèque du Sultan considérée comme la plus grande d’Occident, comptait jusqu’à 400 000 ouvrages, alors qu’au même moment à Paris celle de la Sorbonne ne dépassait pas les 12 000 références. La multiplication de ces premiers « data centers » que sont les bibliothèques du Moyen-Age incarnèrent tout l’enjeu du stockage de la donnée et donc de la connaissance. La bibliothèque labyrinthique gardée farouchement par un vieux bibliothécaire aveugle du nom de Jorge dans « Le Nom de la Rose » de Umberto Eco, qui recèle un manuscrit perdu d’Aristote, symbolise déjà la maîtrise de l’information par l’Eglise. Encore une fois, bien avant les GAFAM, NATU ou autres BATX, les deux puissances de l’époque, l’Eglise et l’Etat, se livrèrent la première bataille autour la donnée.
Et lorsque Nicolas de Médicis voulut incarner le Prince de la Renaissance et fonder son pouvoir sur une nouvelle légitimité ne dépendant pas de l’Eglise, sa première décision fut d’envoyer une expédition en Grèce pour tenter de ramener les manuscrits des penseurs de la Grèce antique…
La donnée et la connaissance étaient désormais et définitivement associées au pouvoir, faisant naître un nouvel enjeu : la course folle à la récolte de la donnée
Cette série d’articles estivale se veut être un petit voyage dans l’histoire de la donnée pour revenir aux sources et pour essayer de mieux comprendre ce qu’elle est réellement aujourd’hui et tout le potentiel qu’elle détient.